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Bulletin Charles Maurras

MAURRASSIANNA
Avril-septembre 2008 - 3ème année  –  n° 7-8
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Maurras, Drumont, Thiébaud et le suffrage universel - par Yves Chiron

À partir du 19 novembre 1902 et jusqu’au 23 janvier 1903, Charles Maurras a publié, dans La Libre Parole, six « Lettres à Edouard Drumont ». Après les espoirs et les échecs des nationalistes entre la fin des années 1880 et les dernières années 1890 (le boulangisme, la tentative improvisée de coup d’Etat militaire par Déroulède), le directeur de la Libre Parole avait lancé aux nationalistes une question publique : « Que faire ? ».

Maurras n’avait pas attendu la question publique de Drumont pour s’interroger. C’est deux ans auparavant qu’il avait commencé à publier, dans la Gazette de France, sa célèbre « Enquête sur la monarchie ».

En intervenant dans le journal de Drumont, Maurras, alors que le journal l’Action Française n’existe pas encore, cherche à convaincre le public antisémite et plébiscitaire que la question du « Que faire ? » doit être résolue avant celle du « Comment faire ? ».

Maurras veut aussi « faire réfléchir quelques lecteurs sur trois ou quatre points essentiels ». Il les énumère ainsi :

1°) l’intérêt général français ne sera jamais bien servi, sera même toujours trahi par un pouvoir soumis à l’élection ;

2°) les grands événements politiques ont toujours été déterminés par une minorité énergique ;

3°) il existe un programme qui répond aux vœux essentiels des meilleurs, des plus éclairés, des plus désintéressés de nos patriotes ; c’est le programme royaliste […]

4°) il ne faut point mépriser les théories, mais examiner si elles sont justes. [1]  

Après les trois premières lettres de Maurras à Edouard Drumont, Georges Thiébaud s’est invité dans le débat en prônant « la solution républicaine » (article publié dans la Libre Parole le 12 décembre 1902). Thiébaud, proche de Déroulède et de Drumont, estimait que la solution à la crise traversée par la République était de faire élire son Président au suffrage universel.

Dans sa 4e lettre à Drumont, le 26 décembre suivant, Maurras répond longuement à Thiébaud[2].

La logique républicaine

Maurras ne croit pas « à la bonté, à la souveraineté, à l’infaillibilité du suffrage universel ». Le plébiscite (ou le recours au suffrage universel pour désigner le Chef de l’Etat) ne lui apparaît que comme une des conséquences de la logique républicaine :

Personne n’ignorait que la doctrine et la logique de la République réclament le plébiscite. Mais cette logique et cette doctrine réclameraient bien d’autres choses !

Est-ce que la liberté républicaine ne veut pas logiquement l’anarchie ?

Est-ce que l’égalité républicaine n’exige pas logiquement le partage des biens ?

Est-ce que la fraternité républicaine n’implique pas logiquement l’abolition des frontières ?

Quand on s’occupe de pourvoir au salut public, on ne recherche pas le logique, mais l’utile, mais le bon.

Thiébaud fait consister la République dans le suffrage universel direct : il veut y faire élire les sénateurs et le Président ; mais, je l’en prie, pourquoi pas les juges, les préfets, les percepteurs, les officiers et les curés ?

Hélas ! pour généraliser, pour intégraliser ainsi la République et le suffrage universel direct, il faudrait être satisfait de leurs produits partiels.

Pour le moment, note Maurras, le « vieux parti républicain rejette le plébiscite parce qu’il n’en a pas besoin pour se maintenir ». Mais, le jour où il le jugera nécessaire, il l’instituera, sûr de l’emporter avec ses relais bien établis – « l’administration et la fortune mobilière, la bureaucratie et l’argent, des porte-plume et des porte-voix ».

Au passage, mais on comprend bien que ce n’est pas une considération secondaire, Maurras explique pourquoi il est facile de « tromper » les électeurs :

La France contemporaine se décompose en trois fragments :

1°) Ce parti de l’Etranger qui sait ce qu’il veut et qui le veut bien ;

2°) Une masse amorphe, apathique, affairée, qui restera indifférente jusqu’à la catastrophe, étant presque sans opinion, étant presque sans inquiétude ;

3°) Un grand nombre d’honnêtes gens, de vieux Français, souvent aisés, quelquefois riches, véritable élite morale et mentale du pays, mais désorganisée, divisée, indécise. Minorité par rapport à la grande masse, elle forme une majorité écrasante par rapport au petit ramas de Métèques, de Juivaillons et de Huguenots dont elle est pourtant la sujette, faute de savoir au juste ce qu’elle veut, ou faute de vouloir ce qu’elle sait fort bien.

Éliminer la « dictature élective »

Maurras souligne le phénomène d’inversion  qui est constitutif du suffrage universel : alors que les citoyens sont censés exercer leur liberté en votant pour tel ou tel candidat, une fois l’élection passée c’est comme s’ils s’étaient livrés pieds et poings liés aux élus. Ils deviennent impuissants à empêcher les décisions prises en leur nom ou les lois votées par leurs représentants. Mais ce peut être aussi une dépendance réciproque, une sorte d’esclavage mutuel. Maurras parle d’une « dictature élective » (celle exercée par les maires ou députés, demain celle du Président) qui reste néanmoins « esclave de l’opinion ».

Seul un « système héréditaire » peut « éliminer toute dictature élective ». Le système héréditaire rend le patrimoine « inné dans le cœur des rois » dit Bossuet, que Maurras cite en ajoutant : « un prince héréditaire est contraint, par sa position, à incarner tous les intérêts nationaux. »

L’intérêt de l’Etat et l’intérêt de la nation se conjuguent :

…le prince, en concentrant dans ses Conseils toute autorité politique, affranchirait les citoyens des politiciens et des bureaucrates. L’Etat délivré de la tyrannie parlementaire assumerait toute son immense tâche d’Etat ; mais il cesserait, d’autre part, de se mêler de ce qui ne le regarde point. Il se contenterait de protéger les particuliers contre les Juifs, contre les marchands d’or et de papier. On pourrait décentraliser les communes et les provinces, rendre aux associations leur liberté ancienne, qui dans l’ancienne France fut prodigieuse, donner aux corps de métiers la faculté de posséder et de gérer leurs biens sans vaine tracasserie, affranchir et doter le prolétariat : bref, rendre l’initiative et l’activité à la multitude de nos petites républiques locales et professionnelles, fédérées entre elles et placées sous l’autorité protectrice du roi, centre vivant de l’unité de la nation.

Infléchir l’antisémitisme

Dans ces six « Lettres à Edouard Drumont », Maurras aborde à plusieurs reprises la question juive. Dans sa première Lettre, le 19 novembre 1902, il remercie Drumont pour La France Juive, « grand livre » qui a éclairé ses dix-huit ans (le livre est de 1886) et qui a apporté « la doctrine entière de l’Antisémitisme ». Le nationalisme, estime Maurras, est redevable à Drumont d’ « une méthode : l’Offensive ».

On ne reviendra pas, ici, sur l’antisémitisme maurrassien, et son évolution. Il faut lire ce que Maurras écrit des Juifs en 1902 et 1903 sans oublier que cela n’a point été écrit en 1945 ou aujourd’hui.

On relèvera simplement, dans la 2e lettre à Drumont (le 26 novembre 1902), l’infléchissement que Maurras souhaite donner à l’antisémitisme de Drumont. Avec des formules abruptes qu’on ne peut plus employer aujourd’hui,  il affirme : « Haïr le Juif et le Métèque c’est aimer la France comme il faut l’aimer en un temps où elle est partagée entre le Métèque et le Juif. Quand on nie ce qui nie la France on affirme donc celle-ci. »

Maurras, pourtant, affirme qu’on ne peut fonder une politique sur la haine. « Je me demande seulement, et surtout, mon cher Maître, je vous demande si notre Offensive antijuive, si la cause de l’indépendance française, si enfin l’heureuse révolution à laquelle nous travaillons ne serait pas singulièrement hâtée et mûrie, le jour où vous complèteriez votre programme critique par un programme affirmatif ; vos doctrines de juste haine, par une doctrine de désir et d’amour. »

Il faut un programme positif, dit Maurras :

Quand nous l’invitons [le peuple] à combattre une tyrannie que ses instincts héréditaires détestent, est-il tout à fait impossible de présenter à sa pensée l’image de quelque organisation nationale qui puisse succéder à la République des Juifs ?

[…] Une image bien définie du pouvoir français à venir contribuerait à remplacer l’idée de la puissance juive. Ce qui est, ce qui peut, ce qui règne a tant de prestige ! Mais ce prestige est composé, en grande partie, de la timidité des masses devant l’inconnu. On ne saurait trop préciser, affermir, dessiner les contours de la Société qu’on souhaite : la troupe humaine a si grand peur de se réveiller sans abri !

L’antisémitisme était l’élément principal du combat de Drumont, il ne sera jamais central dans le combat de Maurras. Ses Lettres à Drumont, en 1902 et 1903, ont marqué même, en un certain sens, la mort de l’antisémitisme comme fondement d’un combat politique en France. L’ « Offensive » lancée par Drumont, malgré ses mérites, est insuffisante. Maurras a plaidé pour un « programme positif » : Définissons-nous à nous-mêmes ce qui est désirable, ce qui est utile, ce qui est bon pour la renaissance, la durée et la prospérité de la France.

Yves Chiron


Philippe Ariès
Cet article est paru, le 13 juillet 2008, dans le supplément littéraire du quotidien Présent.

Vingt-quatre ans déjà qu’il nous a quittés… Comment expliquer aux lecteurs les plus jeunes qui était Philippe Ariès (1914-1984) ? Un jeune homme d’Action française qui, en 1943, renonce à enseigner et à préparer l’agrégation d’histoire, se case à l’Institut du Fruit tropical où il fera carrière comme documentaliste en chef, tout en poursuivant des recherches historiques à ses moments perdus, et une activité journalistique aux côtés de Pierre Boutang. Chaleureux, curieux de tout, il n’est pas un grand journaliste, se perdant un peu trop dans les subtilités. À cet égard, ses articles sur la crise de l’Eglise, en 1962-1965, sont caractéristiques : il explique qu’il est pour les uns sans être contre les autres, tout en étant ni pour l’un ni pour l’autre, etc. Mais, tout à coup, dans les années 1970, ses travaux sur l’Enfant (qui, selon lui, n’intéresse pas en tant que tel avant le XVIIIe siècle), et sur la Mort (« apprivoisée » au Moyen Age, aujourd’hui tabou), passionnent à la fois l’Université et le grand public: cet homme venu de « l’extrême droite » devient « grand historien des mentalités ». Il tente d’expliquer qu’il a rompu avec l’histoire politique et démonstrative de Bainville et Gaxotte sans rompre totalement avec Maurras, qui lui a enseigné le sens de la diversité et de l’héritage. On pouvait encore, en 1975, parler librement de Maurras. L’Ecole des Hautes Etudes lui offre tardivement un poste (1978), mais son épouse et collaboratrice, puis lui-même sont rattrapés par la maladie, ils meurent en 1983 et 1984. Ils n’avaient pas d’enfant. C’est donc Marie-Rose Ariès qui veille aujourd’hui sur les archives de son frère.

Ignorance du domaine religieux

Le livre publié cette année par Guillaume Gros est le résumé d’une thèse soutenue en 2002 à l’Institut d’études politiques de Paris, et l’on sait combien la chape de plomb du conformisme pèse sur cette école. Qu’on ne demande donc pas à Guillaume Gros des vues très personnelles. Il n’a pas non plus écrit une biographie. Rien sur les voyages nombreux du couple Ariès (même leur voyage en Algérie est passé sous silence). On ne trouvera même pas la date et le lieu de naissance d’Ariès (par contre deux dates pour sa mort, 8 ou 9 février ?). Pas même l’esquisse d’un arbre généalogique qui aurait permis de se retrouver parmi les cousins, oncles et tantes, qu’il aimait à citer (l’arbre pourtant est simplifié du fait que les parents de Philippe Ariès étaient cousins germains, comme ceux d’un autre Créole célèbre, le romancier J.M.G. Le Clézio). Pas non plus de révélations (sinon celle d’un manuscrit sur Musset, d’un article sur Pie XII oublié dans les rééditions), même dans l’analyse, assez fouillée pourtant, du parcours d’Ariès sous l’Occupation et à La Nation française de Boutang. Le volume de Guillaume Gros (Philippe Ariès, éd. Septentrion, 346p., 23 euros) présente surtout l’avantage de fournir une liste quasi exhaustive des livres et articles écrits par ou sur Ariès, et un bon index des noms. Un livre utile donc, auquel on reprochera toutefois une trop grande ignorance du domaine religieux et de la « planète catho ». Au point de prendre le R.P. Riquet pour « un des plus grands noms de la démographie », l’ordre jésuite pour une « institution monarchique », et de fixer au 25 mars la « date traditionnelle de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs »… Erreurs que le jury de Sciences-po, apparemment, n’a pas relevées. De même qu’il n’a peut-être pas dit à Guillaume Gros qu’on ne peut pas, dans un livre d’histoire, utiliser à tout-va le terme « intégriste » (Ariès le faisait, mais comme journaliste). Ce terme a une histoire très précise, il a toujours été une insulte polémique (à l’origine, contre Pie X). Guillaume Gros semble ignorer les livres d’Emile Poulat sur la question. Ils sont absents de la bibliographie, et, sur les jésuites, l’unique source est une pauvre compilation de Jean Lacouture… C’est dommage.

Armand Mathieu

À propos de L’Indépendance française (page 169), Jean Madiran, qui était alors « J.-L. Lagor », précise : « Nous n’étions pas des transfuges, comme écrit G. Gros. Marcel Justinien [le fondateur et  directeur] était soutenu par Maurras, avec qui nous correspondions par l’intermédiaire d’Hélène Maurras. Si L’Indépendance française a finalement fusionné avec Aspects de la France en 1950, c’est que, malgré quelques frictions, il n’y avait pas rupture.»


[1] Charles Maurras, préface inédite aux Lettres à Edouard Drumont (Archives privées).

[2] Maurras avait préparé une édition, corrigée, de ses six lettres à Drumont, et rédigé une préface. La brochure n’est jamais parue. Nous citons la 4e lettre d’après cette édition révisée inédite.