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MAURRASSIANNA Document inédit Lettre de Charles Maurras au professeur Jean F. David
Hôtel-Dieu de Troyes,
Cher Monsieur, votre lettre du 3 Juillet à “Charles Maurras en France” a dû faire quelque détour avant d’arriver, dans les premiers jours d’août, à Clairvaux où j’étais alors détenu. Au moment même où j’allais essayer de satisfaire à vos questions, j’ai été transféré à l’Hôtel-Dieu de Troyes (Aube), sans que rien ne fût changé à mon état de prisonnier. J’ai dû faire face à toutes sortes d’investigations médicales et griffonner bien des billets en réponse à l’inquiétude de mes amis. Certains journaux annonçaient même mon agonie. Il n’en était rien. Vieux petit homme vit encore et se porte même assez bien ! Mais tout cela m’a rendu tardif et même ingrat envers les justes curiosités dont je me sens très honoré. Indépendamment du plaisir qu’elle m’a fait, votre lettre m’a beaucoup intéressé, car elle touche à un point capital sur lequel on a fait beaucoup de confusions. Il ne manque pas d’auteurs de manuels, ni de professeurs patentés de philosophie (j’ai sur eux l’opinion de Schopenhauer) à qui le mot d’empirisme organisateur a fait perdre le sens des choses et qui, tranquillement, rangent au “pragmatisme” le groupe le plus “antipragmatiste” qui ait jamais été. – Non, le coeur ne fait, ni la vérité, ni sa vérité. Non, il ne trouve pas tout seul les faits, leurs rapports, leurs lois de séquence ou de contiguïté. Non, l’on ne pense pas par les pieds, il faut penser avec sa tête. Nous avons toujours professé le règle de l’intelligence. Ma brochure initiale, parue en 1898 et sur laquelle s’accordèrent mes premiers amis, porte en épigraphe la sentence d’Anaxagore : « Toutes choses étaient confuses et l’intelligence est venue les organiser. » Cette devise-drapeau suffit à nous distinguer de tous les pascaliens, bergsoniens, blondéliens, jamistes et néo-criticistes de l’univers. Pour sortir du chaos moral, il faut rétablir l’ordre moral ; à plus forte raison, sans l’intelligence, ne peut-on débrouiller le chaos social. Ni la bonne volonté ne suffit, ni les bons sentiments ; il est un ordre supérieur qu’il faut connaître et observer si l’on veut penser et agir. C’est l’ordre dont parle votre Edgar Poe dans le Colloque entre Monos et Una : « en dépit de la voix haute et salutaire de lois de gradation qui pénètrent si vivement toute chose sur la terre et dans le ciel, des efforts insensés furent faits pour établir une démocratie universelle ». C’est encore ce que voulait dire Pascal (il n’a jamais si bien dit) quand il écrivait sur un bout de papier : « Commençons donc par bien penser, c’est le principe de la morale », et de la Politique, et de tous les arts de l’action. C’est, je crois, dans mon Avenir de l’intelligence, que vous trouveriez une Invocation à Minerve où l’accent est mis avec force sur le « bien » de ce penser, toute action doit le demander à l’ordre intellectuel. Oui, c’est l’ordre thomiste. Je ne suis pas sûr que ce soit le thomisme de M. Maritain, qui a beaucoup évolué depuis un quart de siècle, et non pas à son avantage. C’est aussi l’ordre d’une quaedam perennis philosophia qui nous vient d’Aristote, de Platon, de Socrate et de leurs devanciers. Pour l’amour de ce magistère de l’intelligence, nous avons contredit un maître qui nous était très cher et très ami, Maurice Barrès, quand il s’écriait : « Quelle petite chose que l’intelligence à la surface de nous-mêmes ». Mais nous n’oubliions pas le mot-clé d’Auguste Comte sur la raison qui doit être « le ministre du cœur et jamais son esclave ». Ce nom de cœur joue chez Comte le même rôle que tient chez nous le mot d’organisateur, ajouté à empirisme. C’est la volonté du Positif, le choix préalable du Bon, la tendance au Meilleur, la visée de buts qui participent au kalokata. Un empirisme qui ne recevrait pas cette impulsion et cette direction de bonne volonté irait n’importe où, ferait n’importe quoi, indifféremment apte au bien et au mal, notamment et très logiquement à la désorganisation. Il signifierait la pire des philosophies et pourrait prétendre à courir les pires passions. Mais, me direz-vous, cher Monsieur, pourquoi, si nous reconnaissions ainsi les Principes, pourquoi cet empirisme plutôt que la déduction pure et simple des Principes une fois posés ? Pour cette raison pratique, mais très forte, que la déduction est une machine délicate, difficile à manier, et ainsi pleine de périls. Un rien la fausse. Un grain de sable la détourne. Le moindre souffle l’égare. Elle a besoin d’être constammentcontrôlée et vérifiée. M. Taine ne voulait pas que l’on fît de déduction dans les sciences de la vie. Il exagérait. Auguste Comte a fait beaucoup de déductions très heureuses, grâce à la droiture de son esprit et aux précautions dont son génie audacieux savait s’entourer. Il est des sciences morales, comme le Droit, dont l’anarchisme criard et l’anarchie patente révèlent un emploi inconsidéré de l’instrument déductif, - ce qui ne l’empêche pas de subir, par un légitime retour, les effets de sa maladresse et de son ignorance, quand il lui arrive de vouloir user de l’induction. La philosophie dite des Droits de l’Homme, si peu française et si peu cartésienne, quoi qu’on ait dit, tire ses principaux défauts et ses erreurs les plus volumineuses des impropriétés et des inaptitudes de cet outil dangereux. Au contraire, l’interprétation des faits par l’expérience, l’observation et l’analyse, a des vertus solides et, comme disent les artilleurs, rustiques, qui la défendent des aspérités du chemin. L’analyse de l’Histoire, l’étude du fort et du faible des États, des hauts et des bas des Civilisations, permet de saisir - non certes une loi du mouvement de l’humanité (c’est une chimère connue, la preuve en est faite et bien faite), mais des constantes régulières, des lois certaines, notées de l’extérieur, expliquées par le dedans, qui, pour n’être pas encore organisées en corps de doctrine, n’en possèdent pas moins un pouvoir éclairant, auquel tous les esprits sincères peuvent se rallier, et se rallient en fait : l’empirisme départage l’incertitude ou la querelle des idéalismes plus ou moins correctement déduits des principes : c’est ainsi que des spinozistes, des cartésiens, des marxistes, des labriolistes, des néo-criticistes se sont ralliés aux leçons de l’Histoire, telles que les professait et les pratiquait l’ACTION FRANÇAISE à partir du postulat nationaliste et de la nécessité humaine de la patrie ; car enfin, disait Sainte-Beuve (Nouveaux Lundis, tome I), « la France aussi est un principe », et c’est une synthèse subjective que nous avons le droit de tenter. Exemple de ces analyses :Dans un pays aussi exposé aux invasions que la France (« petit cap » auquel aboutit toute la pression des hordes eur-asiates), il y a eu cent cinquante-six ans (1636-1792) de MONARCHIE TRADITIONNELLE BOURBONIENNE, durant lesquels le territoire n’a jamais été que très faiblement échancré par l’éternel envahisseur ; et les 153 années (1792-1945) qui ont suivi ont été jalonnées d’invasions profondes d’ennemis et d’amis (neuf en tout) et de quatre à cinq entrées de l’Étranger dans Paris, sous le régime de la DÉMOCRATIE PARLEMENTAIRE ou PLÉBISCITAIRE. On peut alléguer que cela n’a pas de rapport. On ne peut le dire longtemps. L’analyse est là pour faire toucher du doigt la liaison des causes et de l’effet. Mais cette analyse empirique ne contredit en rien les principes antidémocratiques posés par les premiers contemporains de la Révolution, tels que Rivarol en 1789, qui jugeaient les nouveautés de l’heure du point de vue de la seule raison. L’expérience les vérifie au contraire, mais aussi les vivifie, les échauffe, leur donne les couleurs de ce qui se voit et se touche. Où les majestueuses déductions de Bonald et de Blanc de Saint-Bonnet se limitaient à faire la juste admiration de quelques lecteurs solitaires, les inductions empiriques de l’ACTION FRANÇAISE ont recruté au parti de l’ordre une armée et un peuple, qui, pour un moment dispersés, sous le poids de l’occupation et de la prétendue libération, sont entrain de se reformer et de se regrouper de la façon la plus spontanée. Voilà, je pense, cher Monsieur, qui me semble répondre à l’essentiel de vos questions. Ajoutez, je vous prie, que, vous me l’avez d’ailleurs fort bien écrit déjà, Léon Daudet, catholique ardent, professait toute la doctrine de Saint Thomas et d’Aristote sur la contemplation et sa primauté nécessaire, après et d’après le vrai Bien. Mais ce qui est premier peut et doit parfaitement vivre sans anéantir le second, et le second peut même passer premier dans l’ordre des temps. S’il est un moyen en vue d’une fin, celle-ci [est] naturellement plus lointaine que celui-là. Une idée me vient avant de vous quitter. Je me demande si vous ne pourriez pas tirer de plus utiles informations (et de plus pertinentes) de mon collaborateur Maurice Pujo, membre de nos Comités directeurs et mon contemporain, bien que mon cadet de quatre ans, Pujo a toujours été très sensible au souvenir de la petite révolution que nous fîmes vers 1900 en réhabilitant l’intelligence et en la réintégrant dans ses droits. Il lui est arrivé de faire à nos étudiants d’importantes leçons tendant à la critique du nominalisme, et cette étiquette médiévale lui servait de titre commun pour la plupart des hérésies modernistes que nous combattions. Je suis sûr que Pujo vous donnerait des vues très claires et très substantielles sur la situation morale et mentale d’alors. Écrivez-lui. Il habite Paris, rue de la Pépinière, 7 ; je suis sûr qu’il se ferait un plaisir de vous renseigner et mes réponses en seraient très avantageusement complétées. Avec tous mes voeux pour votre thèse et vos autres travaux, veuillez, Cher Monsieur, agréer l’expression de mes sentiments les plus distingués et dévoués. Ch. Maurras Troyen ! |